Dom Juan ou Le Festin de pierre - Entretien avec Daniel Betoule

Une scénographie faite de porcelaine et de tapisseries en point numérique d'Aubusson - Entretien avec Daniel Betoule, directeur de l'entreprise Les Porcelaines de la Fabrique

 

Eugénie Pastor : Comment avez-vous rencontré Jean Lambert-wild, ou connu le Théâtre de l’Union, si ces deux événements ne se sont pas passés en même temps ?

J’ai connu le Théâtre de l’Union avant de rencontrer Jean Lambert-wild. Le Théâtre date de 1911, et au départ, c’était un cinéma : le Cinéma de l’Union, avec une volonté de pouvoir offrir un accès à la culture par le biais du cinéma. Lors du centenaire du bâtiment, en 2011, il y avait une volonté d’employer de la céramique, de la porcelaine. Nous avions été partie prenante de fabriquer de petits photophores avec la façade du Théâtre, et des lumignons derrière, en collaboration avec Christian Couty. Christian était venu vers nous, car c’est son arrière-grand-père qui a créé le Théâtre de l’Union. Naturellement, ça avait du sens d’adhérer à cette demande. En reconnaissance de cela, Pierre Pradinas a offert en 2011 une représentation théâtrale à l’ensemble de nos salariés : Le Cabaret de la Grande Guerre. Puis Jean Lambert-wild est arrivé à la direction du Théâtre de l’Union. Notre collaboration avec Jean, Christian Couty et Les Porcelaines de la Fabrique s’est concrétisée pour la fameuse armure de Richard III. C’était un projet fou, et un grand succès, qui je pense a été au-delà de toutes nos attentes… Et une fois Richard III fini, ne voilà-t-il pas que Jean se lance dans le défi du Dom Juan ou Le Festin de pierre ! Depuis son arrivée à Limoges il y a quatre ans, Jean Lambert-wild a vraiment fait preuve d’une envie de rassembler toute cette économie au travers de la culture : la porcelaine bien sûr, mais dans Dom Juan ou Le Festin de pierre, il y a par exemple une toile d’Aubusson, ce qui est exceptionnel… Et c’est au travers du Fonds de dotation, dont nous sommes cofondateurs, que les collaborations avancent. 

Est-ce que travailler la porcelaine pour une oeuvre d’art est quelque chose dont vous avez l’habitude, ou est-ce que c’est nouveau ? 

Le dénominateur commun dans tout cela, c’est Esprit Porcelaine et Christian Couty. Esprit Porcelaine, ce sont des artistes : c’est une association de créateurs qui existe depuis 35 ans, donc vous pouvez imaginer qu’on a plus que l’habitude de travailler avec des artistes. Le domaine de la Manufacture s’inscrit parfaitement là-dedans depuis plus de 20 ans. Mais avec des oeuvres d’art telles que le théâtre, ça, c’est vraiment une première. 

Fabriquer une armure qui doit être portée sur scène, j’imagine que ça requiert une approche différente que de fabriquer des photophores qui sont statiques… Comment avez-vous pris cela en compte ?

Déjà, on a extrêmement confiance en notre matériau noble, qui est une céramique de luxe, j’aime bien l’appeler ainsi. On lui fait confiance. Et puis, il y a un lien par rapport à l’origine même du Théâtre de l’Union, où il s’agissait de construire un bâtiment pour l’accès à la culture…. Nous, en tant que responsables de la Manufacture, je pense que c’est la même chose : imaginez les collaborateurs qui travaillent sur des pièces telles que l’armure… La générale de Richard III leur était destinée, ce fut l’occasion de privatiser le Théâtre de l’Union pour les Porcelaines de la Fabrique, avec tous les collaborateurs et leur familles. Ce fut un moment de fierté par rapport à nos collaborateurs : de dire qu’avec le même matériau, la même porcelaine, ils travaillent autre chose, et ils peuvent avoir un retour de leur travail différent que sur les arts de la table. Je trouve ça génial. Donc c’est un peu ça aussi qui me pousse. Je prends un autre exemple : dans Dom Juan ou Le Festin de pierre, il faut savoir que Jean Lambert-wild va jouer avec des chaussures en porcelaine. C’est osé quand-même ! Quand on dit que la porcelaine, c’est fragile, vous allez voir : que nenni ! Jean va sauter et gambader, il va même monter sur un escalier en porcelaine de vingt-quatre marches. Pour nous, c’est captivant de découvrir les ressources de nos artisans. Et puis c’est une manière pour eux de pouvoir s’asseoir dans un théâtre, et voir la récompense de leur travail. C’est une manière pour moi de les mettre à l’honneur. 

Comme vous le dites, ça permet de créer des connections, vous leur permettez d’avoir cette chance de voir leur travail mis en scène et utilisé de manière différente... 

Cela crée une passerelle, et par le biais de leur travail, ils sont mis en confiance pour aller au théâtre. 

Avez-vous l’habitude de travailler avec des artistes qui dessinent le produit que vous réalisez, tel que l’a fait Stéphane Blanquet pour ce projet ?

Nous en avons plus que l’habitude, même avec nos clients dits « traditionnels » : de plus en plus, les arts de la table, les arts ménagers évoluent… À l’heure où je vous parle, je travaille avec des créateurs de forme – je préfère dire ça, parce que designer, ça ne veut pas dire grand-chose, c’est un peu trop barbare - des créateurs avec qui on doit échanger, parce que, malgré tout, la porcelaine ne s’adapte pas à tout. Un artiste peut avoir toutes les idées du monde, la porcelaine reste un matériau noble mais rebelle. Il faut savoir la câliner. Elle ne sort jamais comme on le veut, elle se défend dans toutes les situations.

Cela veut dire qu’il vous faut toujours négocier les attentes tout en essayant de réaliser la création, sachant que vous connaissez votre matériau et que vous savez quand ça ne va pas pouvoir fonctionner… 

Exactement. Nous avons une expertise de la matière, on la connaît, il y a plusieurs choses qu’il faut anticiper. On sait qu’elle peut être de mauvaise humeur, qu’il y a des champs de compétence où elle n’aime pas être… Mais on sait aussi comment la câliner, la rendre plus docile. C’est un matériau très compliqué. Il est ultra noble, ultra contemporain, bien que ça fasse des millénaires qu’on sache l’utiliser - l’origine de la poterie, de la céramique, mais surtout de la porcelaine, c’est l’an 900 en Chine - mais malgré tout, on ne peut pas lui faire faire ce qu’elle ne veut pas

Comment se passe le procédé de fabrication après ces communications avec les artistes…. Pouvez-vous expliquer rapidement quels sont les stades de fabrication ?

En deux mots : cette matière première, une fois qu’on la cuit à 1400 degrés, il y a 14% de retrait, donc on doit impérativement faire une maquette, généralement en plâtre, puis un moule échantillon, car la technique, c’est du coulage. La matière première est sous forme liquide, on l’appelle « barbotine ». On la coule dans ce moule, on lui donne une épaisseur, on fait cuire une première fois à 970 degrés, puis on l’émaille en trempant dans de la glaçure, le glasing, qui sont des minéraux. On la fait ensuite cuire à 1400 degrés et là, il y a de la déformation, dûe aux 14% de retrait. Ça veut dire par exemple qu’une ligne droite peut devenir toute tordue, et que le modèle final est plus petit que la maquette, à -14%, d’une manière homothétique : dans toutes les dimensions. 

Quelle est l’importance de la porcelaine pour vous, quel héritage est-ce qu’elle représente, surtout dans la région où vous la travaillez?

Je peux vous dire que ça a une signification un peu particulière pour moi, car en 2019 cela fait trente ans que je suis venu pour la toute première fois en stage dans cette Manufacture. J’en suis tombé raide dingue, je suis resté et aujourd’hui, j’ai gravi tous les échelons et je suis à la tête de l’entreprise. Je suis aussi d’une vieille famille de céramistes. Je suis limousin, et j’ai toujours baigné dans la céramique, plus particulièrement la terre cuite : mon père avait une tuilerie-briqueterie et mes ancêtres ont toujours été dans la céramique. Donc pour moi, c’est quand même une part d’ADN très forte, je ne me vois pas faire autre chose. Par contre je suis conscient d’une chose : c’est que j’ai la chance de pouvoir diriger une manufacture, et qu’avec cet or blanc, j’ai envie de faire un peu bouger les choses… Aujourd’hui, seuls les initiés savent reconnaître la manufacture, le manufactering français. On peut trouver des tasses à 3€ à Ikea… Je trouve que pour continuer à avoir du savoir-faire, pour donner encore cette volonté à nos artisans d’avoir cette conscience professionnelle, il faut être passionné, c’est ce que je suis en train de vous évoquer : la passion qui m’anime, le respect de la matière, et autour de moi tous ces artisans aussi passionnés que moi, voire peut-être plus pour certains. Et cet échange avec le Théâtre, ce défi contrôlé, c’est génial. J’ai tous les ingrédients pour être heureux. 

Et est-il important pour vous qu’il y ait de la porcelaine dans ce spectacle ? Vous avez commencé à y répondre : cette idée de renouveau, de continuer cette passion… 

C’est-à-dire qu’on travaille quand-même un matériau qui a plus de 2000 ans, mais il s’agit vraiment d’en montrer une face ultra moderne… On dit que la porcelaine est fragile, et c’est comme ça qu’on a des services en porcelaine dans les placards et qu’on ne les sort jamais! Ce n’est jamais la bonne occasion, on a peur de les casser! Puis quand les gens décèdent, personne n’en veut, même sur une brocante, ça ne vaut rien. Donc je pense qu’il faut démocratiser tout ça et montrer justement cet aspect très moderne de ce matériau. Car il est sans commune mesure ! Sur le plan de l’hygiène, sur le plan d’un usage quotidien… Et de marcher avec des chaussures en porcelaine va nous ouvrir l’esprit ! On va se dire, c’est sans réserve : on peut manger dans le service en porcelaine tous les jours ! 

Et est-ce important pour vous qu’une telle aventure se passe à Limoges?

C’est plus qu’important ! Je pense que la porcelaine, c’est synonyme de Limoges, ou alors l’inverse !