Carnet de bord # 14 Dom Juan ou Le Festin de pierre

Par Jean Lambert-wild, Lorenzo Malaguerra & Marc Goldberg

 

Nos tribulations pendant les répétitions de la scène du Pauvre méritent qu'on s'y arrête. C'est elle, en un sens, qui nous aura le plus résisté – elle aussi que nous aurons finalement présenté avec le plus de simplicité… Et cette « résistance » l'éclaire profondément.

Nous fûmes d'abord frappés par la résilience du personnage. Le Pauvre est le seulqui résiste au beau parleur qu'est Dom Juan. Les raisonnements, la rhétorique ou la puissance de séduction du libertin sont soudain inopérantes. Comme si Francisque, à l'inverse des bergères ou des nobles dames, du Père, d'un valet ou d'un marchand (ce Monsieur Dimanche qui a disparu de notre adaptation), pouvait seul faire faceà Dom Juan.

Comment traduire cela scéniquement ?

La première piste que nous explorons consiste à mettre en place un jeu spéculaire, en faisant du Pauvre un autre clown. La scène se transforme en combat de clowns. Certains Académiciens étant des blancs, d'autres divers types d’Auguste, nous testons toutes les possibilités. Les propositions séduisent, suscitent de riches interprétations, mais ne convainquent pas. Elles fonctionnent d'un point de vue dramaturgique, mais pas d'un point de vue scénique.

Même avec le recul, il est difficile de comprendre exactement pourquoi. Sans doute en dernière analyse parce qu'un tel dispositif empêche d'entendre pleinement le dialogue, et que la théâtralité de cette scène repose fondamentalement sur un affrontement verbal.

Pendant les répétitions de l'automne 2018, nous choisissons de changer notre approche, en faisant du Pauvre une sorte de porte-parole du monde végétal qui entoure le palais de notre dom Juan, qui le grignote comme la maladie menace notre héros, qui donc en un sens incarne un ennemi mortel seul susceptible de subjuguer notre libertin. La ténacité du Pauvre pourrait ainsi représenter la résistance du monde naturel face au désir sans borne d'un homme.

Jean Lambert-wild nous surprend tous en demandant à Annick Serret-Amirat d'amener un costume préparé en secret, d'inspiration japonaise, qui transforme le Pauvre en une créature sylvestre, mi-cervidé mi-fourré, qui semble donner voix aux bruits que Jean-Luc Therminarias distille pour animer le décor tropical où se déroule l'action. D'un point de vue esthétique, la réussite est totale, et nous passons un moment à explorer cette hypothèse, qui métamorphose la scène du Pauvre en une sorte de féérie.

Là encore pourtant, malgré la cohérence de la proposition, nous sentons que nous étouffons la dynamique de la scène. Nous butons au fond sur le même obstacle : rien ne peut être aussi puissant que le dialogue ciselé par Molière.

C'est en fin d'après-midi que cette évidence s'impose et, demandant aux Académiciens de retirer ce costume trop distrayant, nous explorons une option radicalement opposée : les voici en simple caleçon, recouverts de suie, incarnant le plus complet dénuement – et nous voici à reconnaître que, effectivement, toute tentative de fioriture semble ici vouée à l'échec. La scène de Molière résiste obstinément à nos tentatives de la réinventer, comme Francisque résiste obstinément aux efforts de Dom Juan pour le faire dévier de sa route !

La suite du travail consistera d'ailleurs à épurer encore. De simples guenilles fonctionnent mieux qu'une misère affichée. Limiter les déplacements de notre vibrionnant Dom Juan rehausse davantage encore la singularité de cette rencontre. Seul Sganarelle, qui précisément ne comprend pas ce qui se joue entre les deux personnages, peut continuer de fonctionner en contre-point : à lui la charge de conserver la dynamique générale de notre version, et ainsi, par effet de contraste, de faire mieux apparaître combien pour dom Juan quelque chose d'inouï se produit ici.

Car redisons-le pour finir, après tant d'autres, cette scène a une puissance hors du commun. Ce n'est pas par hasard qu'elle a été violemment attaquée en son temps, censurée, réduite comme peau de chagrin dans des éditions et des spectacles postérieurs. Ce n'est pas non plus un hasard si, dans l'adaptation de Jean Lambert-wild et Catherine Lefeuvre, elle ouvre directement sur l'apparition du Commandeur, sans qu'on ait à passer par les péripéties forestières baroques d'un affrontement avec les voleurs et les frères d'Elvire, devenant ainsi le pivot du récit. Car en résistant à Dom Juan, le Pauvre infirme son invincibilité, et semble convoquer par-devers lui les forces de sa chute.

Voici au final ce que nous aurons décidé de montrer, laissant aux spectateurs le soin d'interpréter la scène, dont la portée philosophique, politique et religieuse nous aura surpris à chaque répétition, désormais convaincus qu'elle se déploie d'autant plus que nous laissons les comédiens s'affronter dans la plus grande simplicité possible, pour faire résonner au mieux les répliques de Molière.

 

Carnet de bord #14 > Dom Juan ou Le Festin de pierre > Laure Descamps, comédienne de la Séquence 9 de L'Académie de l'Union

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