La Grande Entente - Manifeste de Jean Lambert-wild & Lorenzo Malaguerra

Jean Lambert-wild & Lorenzo Malaguerra
Shizuoka, janvier 2019

 

Ray Bradbury raconte dans son recueil Théâtre pour demain et après l’histoire d’un vieil homme  considéré comme dangereux car il se souvient des choses d’avant : les bonbons, le café, les fruits. Le théâtre aujourd’hui ressemble un peu à ce vieil homme qu’on a envie de liquider au prétexte qu’il porte en lui la mémoire des choses et parfois celle des plaisirs simples. Mais le théâtre est têtu et obstiné comme un âne.

Le théâtre est mémoire. Mémoire des grands auteurs qui l’ont construit : Beckett, Eschyle, Koltès, Shakespeare. Mémoire des arbres, des oiseaux, des volcans, des horizons de l’enfance. Mémoire des sons, des mots, des émotions, des histoires de la nuit des temps. Mémoire aussi des bizarreries et des inventions loufoques, des cabinets de curiosité, des fantômes, des morts et des vivants. Le théâtre raconte également le présent par le fait même qu’il est forcé de mourir à chaque représentation.

Notre théâtre est charpenté par tout cela, il s’abreuve à toutes les sources, à toutes celles que nous connaissons, nos histoires, nos enfances, nos lectures ; il est avide aussi de tout ce que nous ne connaissons pas, les étrangetés, les trésors enfouis, les inventions sans lendemain, les personnes du monde entier avec lesquelles nous travaillons.

Notre théâtre s’est enrichi de notre grande entente.

Nous avons un amour commun pour la poésie et faisons nôtres toutes les formes de narration. Nous sommes attachés à la beauté. 

Nous nous sentons libres dans la pratique de notre art et aimons travailler dans la joie. 

Nous croyons à un artisanat du théâtre qui s’exprime dans tous les métiers qui l’irriguent, utilisant toutes les technologies au service de la scène, actuelles et anciennes, pour autant que celles-ci soient pertinentes pour le projet que nous menons.

Nous refusons l’idéologie, les dogmes et les grands rêves liturgiques car nous plaçons la dimension artistique et la liberté au centre du plateau. 

Nous pratiquons un théâtre d’émotions qui ne craint pas le rire et les larmes et s’emploie au maximum à rencontrer le public.

Nous n’avons pas de marque déposée et n’appartenons à aucune chapelle esthétique. Rêver au fond d’une piscine, se jeter contre un mur avant de le traverser, accorder la voix des hommes à celle des abeilles, incarner Richard III ou mettre en scène En attendant Godot et Roberto Zucco sont autant de possibles d’où notre théâtre s’exprime. 

Nous aimons la langue française mais nous n’en faisons pas une langue exclusive, croyant bien davantage à l’universalité de la poésie. 

Nous défendons l’idée  que le vécu d’une œuvre se nourrit de tradition, d’innovation et de transmission car l’action de transmettre est tout simplement inhérente à l’acte théâtral. 

Pour le vivre, nous savons qu’il y a autant de façons d’écrire le mot actrice ou acteur qu’il y a d’actrices et d’acteurs qui l’écrivent et, qu’en conséquence, nous devons favoriser l’accès de cet apprentissage à toutes et à tous en luttant contre toutes les formes d’héritage réservé.

Un jour, quelqu’un nous a dit, nous regardant travailler, que l’un était le cerveau droit et l’autre le gauche. Inutile de deviner à qui appartient l’une ou l’autre partie, l’essentiel est sans doute de réunir un cerveau. 

Quant à la force de notre passion pour le théâtre, on aura compris que notre grande entente la multiplie au moins par deux.