Entretien avec Jean Lambert-wild - Propos recueillis par Eugénie Pastor

Comment est né le projet de cette collaboration avec Yann-Fañch Kemener ?

Travailler avec Yann-Fañch Kemener est un désir que j'ai depuis très longtemps. Je l'avais entendu chanter en 2005 dans une chapelle dans le Morbihan. J'étais accompagné d'Indiens Xavantes venus séjourner chez moi après les représentations de Mue au festival d'Avignon. Ça avait été un souvenir inoubliable. Depuis, une série d'occasions se sont présentées, et comme je suis attaché à la construction de tous ces signes, je me suis dit qu'il était temps de le rencontrer. Ainsi la rencontre s'est faite naturellement, comme une évidence.

Collaborer sur ce projet en particulier, est-ce parce que c'est le bon moment ?

Si ce n'est pas le bon moment, les choses ne peuvent pas se faire. C'est le bon moment, et c'est surtout le bon projet. Affirmer, avec Yann-Fañch Kemener, une certaine idée poétique que nous avons du monde et que malgré nos esthétiques, nos parcours très différents, nous partageons, est très important. Je pense que nous avons un point en commun : celui d'aimer les mystères du monde. Lui les chante, j'essaie de les dire.

Vous évoquez l'idée d'une transmission, l'idée que la voix de Yann-Fañch Kemener vient d'un monde qui a un peu disparu…

Je ne dirais pas que ce monde a «disparu», je dirais que sa voix vient d'un monde souterrain. Un monde qui existe mais qu'on n'entend plus, avec lequel on ne communique plus. Peut-être n'avons nous pas actuellement envie de trouver les portes d'entrée de ces souterrains-là. Ce que chante Yann-Fañch Kemener, ce n'est pas qu'un folklore breton : c'est un état du monde, une relation au monde, le fait que les hommes s'appellent et appellent les mystères. C'est le fait qu'il y a quelque chose qu'on s'échange et qu'on met en partage dans une communauté. Ce que Yann-Fañch Kemener fait n'a pas disparu. Dans un monde de surface, les souterrains sont moins entendus, mais il y a beaucoup de lumière dans les souterrains! Il y a de l'or en tout cas.

Qu'est ce qui vous intéresse dans ce travail sur la voix, sur l'oralité de la poésie, et pourquoi faire appel à la « voix d'or » de Yann-Fañch Kemener ?

Nos émotions ne sont pas que sensibles. Elles participent de la relation que nous entretenons avec la matière, les éléments, la fièvre, avec le dard que peut représenter un mot. Quand une voix se pose sur nous, il y a un contact physique : elle agit comme une caresse. Ce qui est intéressant chez Yann-Fañch Kemener, c'est cette dimension tactile qu'a sa voix. Quand il parle, il y a derrière son vibrato des hommes, des femmes, des enfants, qui ont disparu depuis longtemps… Il y a des mètres de terre creusée par des générations, comme un puits immense qui le relie peut-être jusqu'au milieu de la terre. Il n'a pas creusé ce puits : il n'en est que l'héritier. Mais il a su rester à l'entrée de ce puits et faire en sorte qu'il soit connecté à ceux que nous avons en nous et d'où s'échappe notre voix. Il y a une force de surgissement dans la voix de Yann-Fañch Kemener qui est éminemment perceptible, par tout un chacun. Ces forces-là existent et agissent toujours et il suffit qu'à un moment elles soient réveillées pour qu'elles se réveillent en nous.

Un état de contemplation pourrait-il naître de cette présence de Yann-Fañch Kemener ?

Je ne parlerais pas de contemplation, mais d'électrisation. Il y a beaucoup de commun dans une vie, et parfois des électricités nous traversent et font que nous nous réveillons avant de sombrer dans d'autres communs. La plupart du temps, nous sommes hagards. Nous passons devant beaucoup de choses sans les voir, nous sommes dans nos propres errements… Mais il y a des moments de grâce, de joie, qui font qu'on peut être présent. La puissance de Yann-Fañch Kemener, c'est d'être là. Quand il chante, il est là, et nous sommes tous là avec lui, et dans ce moment on existe. Être présent au monde n'est pas un état de contemplation ; c'est un état d'électrisation, parce que cet être-là peut se faire dans la fureur.

Pourquoi cet homme, seul, en haut de la colonne ? Qu'est-ce qui vous intéresse dans cette verticalité ?

Cet homme est seul parce la solitude est un état commun, et ce n'est pas un état négatif pour moi. Nous sommes seuls, tous les hommes, toutes les femmes le sont. Cette solitude est ce qui nous permet de grandir, de nous élever. Nous sommes seuls face à nos questions, et notre capacité à l'affronter façonne notre capacité à partager ces questions, et à vivre en société. Bien sûr, il y a des solitudes douloureuses, mais il y a des solitudes qui sont simplement des états de perception qu'il ne faut pas éviter. D'un point de vue théâtral, la colonne donnera une verticalité à la parole. Ça va la durcir, la tendre. Il faut un tuteur parfois pour de grandes rencontres, et la colonne est un tuteur… C'est aussi ce qui relie l'homme au puits. De plus, ce n'est pas la colonne qui provoquera la rencontre, mais la tenue de l'homme en haut de sa colonne.

Je suppose que vous avez pensé aux anachorètes?

J'ai évidemment pensé à la figure de l'anachorète, à Saint-Siméon, ainsi qu'aux joies mystiques que peuvent avoir les stylites, qui ont des rapports de prise, d'éveil, avec des formes de solitude étonnantes. J'aime les anachorètes. Ce sont des gens que j'ai toujours aimé côtoyer dans mes rêves.

Vous évoquez l'idée d'alliages, d'alchimie : entre poème et chant, entre la chair et le minéral. Ce sont des termes significatifs si on pense que Yann-Fañch Kemener est surnommé «la voix d'or de Bretagne». Pouvez-vous m'en dire plus de cette quête peut-être utopique ?

A partir du moment où une utopie agit, ce n'en est plus une. L'utopie, c'est le vouloir. Maintenant qu'on est dans le faire, on affirme déjà quelque chose. Et on affirme que des amitiés étonnantes sont possibles, et que de ces amitiés pourra surgir une nouvelle façon de nous éveiller. C'est cela que nous cherchons, toujours. Les gens ont soif de beaucoup de choses, mais les gens ont soif aussi qu'on leur dise comment être là