Entretien avec Juha Marsalo

Comment Jean Lambert-wild vous a-t-il proposé de collaborer sur War Sweet War ? Pourquoi cette volonté de faire appel à vous et de mener un travail chorégraphique ?

Cette collaboration s'inscrit dans une continuité logique. Dans Le Recours aux forêts, pour lequel Carolyn Carlson avait signé la chorégraphie, je m'étais trouvé dans la situation particulière d'interprète, ce que je suis parfois mais sans vraiment le chercher. À cette occasion, Jean avait vu la façon dont je travaillais avec Carolyn : dans un partage. De plus, je connais le langage de Jean, j'étais déjà imprégné de cet univers où différents vocabulaires – la musique, le mouvement, les effets spéciaux… - sont emboités. Pour ce qui est de la décision d'intégrer un travail chorégraphique, c'est lié au désir de Jean Lambert-wild de trouver d'autres langages théâtraux. Et pour cela, il a besoin du corps, et de quelqu'un qui travaille le corps : voilà !

Jean Lambert-wild parle de l'existence au cœur du spectacle d'une tension innommable, qui ne peut être parlée mais qui doit être représentée sur scène. Est-ce quelque chose qui résonne pour vous, le fait que les interprètes soient des danseurs, et qu'il n'y ait pas de langage parlé de leur part, mais un langage du corps et du mouvement ?

Je conçois le corps, le temps, l'espace et le mouvement comme autant de possibilités de langage, langage communicatif, touchant, sensible et qui dépasse les mots. Les mots sont intellectuels, ils sont des symboles, ce qui est très bien ! Mais la vie se vit dans un corps. Nous essayons ici de parler de vie, de peur, d'angoisse, de catastrophe, de choses très fortes émotionnellement, et de les exprimer de manière assez primitive, sans forcement trouver les mots… On cherche dans la sensation, dans le corps, pour trouver un langage qui n'a pas de nom et qui est sans mot, derrière lequel apparaissent des structures. Créer une poétique en somme, car la poésie est une manière de dire entre les lignes ce qui n'est pas rationnel, ce qui nous dépasse. Mettre ces quatre interprètes, qui sont des danseurs de formation, sur scène, sans texte comme point de départ, alors pourtant que nous sommes au cœur d'un projet de théâtre, est une entreprise périlleuse. Je connais le travail d'Alain Platel par exemple, ou de Pina Bausch, mais ce sont des œuvres qui conservent une énergie de danse. Or, là, le point de départ est théâtral. C'est le corps, plus que la danse, qui est au centre. J'accepte ce point de départ.

Pensez-vous qu'il soit important, nécessaire, pour traiter de ce sujet, que le mouvement soit placé au centre ? Qu'on sollicite le public de manière sensible, autour d'une empathie physique avec les danseurs, plus que de façon intellectuelle ? 

Je crois qu'il y a quelque chose de très intellectuel, structuré, une forme de narration, qui manipule une surface – le mouvement. Cette surface est, elle, beaucoup plus primitive. Cependant, nous sommes loin du pur instinct. La structure qui est derrière est très claire, exprimée au travers de l'interface sensible, sans paroles, qu'est la peau. Il s'agit de vivre notre corps, notre respiration, nos peurs, nos angoisses ou nos amours, ce qui est viscéral, mais de le vivre dans cette structure donnée. C'est ce qui fait la beauté de l'exercice. Jean a une palette de visions de mondes de théâtre très claires, et il ne se lance pas dans un travail par l'instinct pur. Il s'y lance avec une volonté intellectuelle forte, ressentie et confirmée par l'émotion et l'instinct, mais il est dans la réflexion. Il y a cette idée exprimée par Andrei Tarkovski que «la mort n'existe pas», que c'est la peur de la mort qui existe. La mort ne peut être nommée. La mort, la guerre, ne sont pas visibles mais présentes comme un fantôme qui nous entoure et nous met dans une angoisse terrible, et on ne parvient pas à nommer ce fantôme. C'est une tentative d'en parler que nous menons ici, avec ce langage-là.

À ce stade de la création, comment pensez-vous la genèse du mouvement, qu'est ce qui inspire et nourrit le langage chorégraphique que vous allez mener avec les danseurs sur scène ?

J'ai une approche personnelle du mouvement, que je nomme Open Danse. Je cherche une danse pure en quelque sorte, qui se base très simplement sur le corps, sur le fait d'être vivant, d'être de la matière. Je ne conçois pas qu'on puisse penser le corps séparément de l'esprit. Car notre corps, notre mouvement, induisent des changements physiques dans notre cerveau, au niveau structurel ! En outre, nous sommes tous soumis à la gravitation, et elle nous conduit à être tels que nous sommes. Notre corps et notre intelligence sont le résultat de l'évolution de notre espèce. Et notre corps, ancré dans la réalité, est porteur de notre intelligence. C'est cette réalité du corps qui m'intéresse, et c'est là où je pense pouvoir trouver de la beauté, de la liberté, même si c'est utopique. Jusqu'à quel point ce corps peut-il réagir, être sensible aux forces qui le pressent, comment ses mouvements s'inscrivent-ils dans une continuité de poids, d'énergies, de respiration ? Combien de liberté, d'espace, ce corps peut trouver autour de lui, et à l'intérieur de lui ? En somme, comment ce mouvement peut faire remonter à la surface toute cette profondeur qu'on porte en nous, comment la forme va naître de tout ce que je viens de nommer ? Il s'agit de donner à voir notre condition et notre situation d'êtres humains. Toutefois, pour ce projet, le corps est placé dans une situation de théâtre. Je ne sais pas encore à quel point je vais utiliser mon travail d'open dance comme outil, ou si je vais devoir utiliser d'autres techniques poétiques de présentation des émotions et des sensations du corps, tel par exemple que les travaille Carolyn Carlson, qui accentue un travail de poésie corporelle souvent symbolique. Il s'agit ici d'une collaboration, afin de créer une pièce de théâtre : j'ai une palette pour pouvoir travailler sur la forme. Quand il sera nécessaire d'expliquer par le mouvement des éléments de l'histoire, je puiserai dans cette palette. Et peut-être y aura-t-il des moments où cette explication ne sera pas nécessaire… Dans ce cas-là, on pourra effectivement trouver de nouvelles profondeurs. J'espère pouvoir injecter des éléments d'open dance à la création, mais seulement si cela sert le propos. 

C'est la première fois que vous travaillez avec ces quatre danseurs. Par quel langage chorégraphique communiquez-vous avec eux ? Partagez-vous un vocabulaire ou tout est-il à inventer ? 

Je reviens là à notre première question : j'ai déjà fait l'expérience de situations où, en tant qu'interprète, je recevais des informations, des visions contradictoires. Je conçois l'équipe de la danse, donc les quatre danseurs et moi-même, comme une sous-équipe au cœur de l'équipe de théâtre. Au sein de cette sous-équipe, nous devons déjà nous comprendre… Comme je n'ai jamais travaillé avec ces interprètes auparavant, il nous a fallu créer un langage pour pouvoir nous confronter à cette autre équipe. Les interprètes vont recevoir beaucoup d'informations contradictoires, et il leur faudra en faire la synthèse. C'est eux qui porteront l'ensemble. De plus, autant Carolyn Carlson et moi-même avions pour base un texte pour travailler Le Recours aux forêts, autant ici le texte est, pour le moment, absent. Le point de départ cette fois est le décor, est tellement imposant, qui rend impossible d'écrire une chorégraphie en amont, dans un studio : il faudrait pouvoir être en hauteur, voir les deux étages en même temps! Toutefois, s'il n'y a pas de texte, il y a des points dramaturgiques qui doivent être présents, tels des pierres posées sur une route. Il s'agit de tracer le chemin de la première à la deuxième pierre, mais ce chemin reste libre d'être tracé. 

Vous évoquez le fait que la structure du décor permet un dédoublement entre les deux étages. Est-ce que cette question du dédoublement, entre les personnages, les deux espaces de représentation, mais aussi entre les interprètes, qui sont deux couples de jumeaux, nourrit le travail, d'un point de vue visuel mais aussi chorégraphique ? 

Cela crée une perturbation inédite de notre perception des choses. Je ne me suis jamais trouve dans cette situation : il faut énormément de sensibilité, et être très instinctif face à ce jumelage des personnages et des décors : comment cela va t il raconter quelque chose ? 

Y a-t-il des comportements corporels, gestuels, entre frères et sœurs, qui se font écho ? 

Les jumeaux ont tout de même des rapports particuliers : d'une certaine manière, depuis le début de leur existence, ils n'ont jamais été seuls… En voyant l'autre, ils se voient eux-mêmes, voient leurs propres erreurs, et l'erreur de l'autre. L'autre en outre sait qu'il est regardé. La question à la scène du qui regarde qui» est multipliée de manière exponentielle ! Or, lorsque par exemple l'une des jumelles restait seule, sans que sa sœur soit présente dans l'espace, son comportement devenait très différent ! Il y a cet univers entre les jumeaux qu'ici on multiplie par deux, c'est soudain une autre vision du monde.

Jean Lambert-wild évoquait au début du projet être inspiré par la figure du zombie. Est-ce quelque chose que vous retrouvez, dont vous vous inspirez, pour votre travail chorégraphique ? 

C'est une dimension qui est toujours présente, mais je crois qu'il s'agit moins de la figure du « zombie » à proprement parler, et plutôt de celle du mort-vivant : ce qui est mort mais n'est pas encore en paix, ce qui nous hante, est irrationnel et dépasse cette réalité de vie et de corps que nous connaissons. Il s'agit maintenant de savoir comment le théâtraliser, le mettre en chair, ce pour quoi nous avons déjà des outils, une palette, ne serait-ce que dans la perturbation réelle que constitue le dédoublement ! Le dédoublement permet de voir et projeter beaucoup de choses, faire en sorte qu'on se dise : ce deuxième personnage est le fantôme du premier, c'est le premier, mais mort. Par ailleurs, l'idée d'introduire le fantôme dans le théâtre, au delà de la rationalité, est une des portes d'entrée de la compréhension du travail de Jean Lambert-wild. Peut-être que lui imagine un zombie, moi je veux rendre ce zombie vivant. Or, je crois que lui comme moi voyons la même chose.

Entretien conduit par Eugénie Pastor
le 28/12/2011