Zucco à Séoul - Texte de Romain Fohr

 

Lorenzo Malaguerra et Jean Lambert-wild mettent en scène Roberto Zucco de Bernard-Marie Koltès avec la troupe de la Compagnie Nationale de Théâtre de Corée (NTCK). Ils sont nés en 1972, et collaborent régulièrement depuis 2012 pour différentes productions : La Sagesse des abeilles d’après Michel Onfray, En attendant Godot de Samuel Beckett (codirection Marcel Bozonnet), Richard III - Loyaulté me lie de William Shakespeare. Après cette création à Séoul, ils se retrouveront pour Cap au pire de Samuel Beckett et Le Festin de pierre une adaptation du Don Juan de Molière.

Tout deux ont suivi un chemin différent pour devenir artiste de théâtre. Lorenzo a d’abord fait un master de géographie avant d’intégrer comme comédien le Conservatoire de Genève, tandis que Jean qui lui rêvait de devenir Capitaine au long cours a quitté l’île de la réunion dans l’océan indien pour la métropole française avant de faire notamment la rencontre marquante du dramaturge allemand Matthias Langhoff dont il devient l’assistant à la mise en scène. Le duo théâtral historique Manfred Karge et Langhoff a peut-être été une source d’inspiration quant à la façon de concevoir l’élaboration d’un projet artistique pour nos deux artistes. Le metteur en scène ne règne pas en maître absolu, il collabore avec d’autres artisans. Par conséquent, chacun décuplera la qualité de l’autre. A l’heure de la logique du chacun pour soi, et de l’hégémonie du système libéral qui valorise le développement du moi contre l’autre, tout deux se questionnent mutuellement sur le rôle du metteur en scène au vingt-et-unième siècle. Le metteur en scène est-il nécessaire ? Ils cherchent à remettre en cause leurs présupposés respectifs à chaque instant de leur répétition. Ils s’empêchent toute facilité pour revenir à la justesse du propos d’un auteur, à la force même du théâtre. Leur coopération est avant tout une conversation ludique et permanente sur le théâtre et la pratique qu’ils en ont. Aujourd’hui, Lorenzo dirige en Suisse le Théâtre du Crochetan et Jean dirige en France Le Théâtre l’Union – Centre Dramatique National du Limousin ainsi que L’Académie de l'Union - École Supérieure Professionnelle de Théâtre du Limousin.

Cette association rare d’un metteur en scène et d’un poète est avant tout une histoire d’amitié. Elle permet au duo de se tourner vers l’essentiel dans le travail de plateau. De plus, ils sont complémentaires artistiquement dans leur approche de la pantomime, l’art du clown, le rapport à l’espace, l’utilisation de la technologie et des nouveaux médias visuels et sonores, le chemin délicat de la direction d’acteur, la précision dramaturgique d’un texte et le sens des mots. Leurs différentes collaborations permettent aujourd’hui de développer sur la scène européenne des mises en scène singulières dans le paysage théâtral contemporain. Leur duo est régulièrement en tournée dans toute l’Europe. Cette volonté de construire un projet commun  produit un style très particulier. Pour ne parler que de leur deux derniers travaux : En attendant Godot de Samuel Beckett (notamment présenté au théâtre national de Pékin et à la Cartoucherie à Paris) et Richard III – Loyaulté me lie  de William Shakespeare, un style à la fois ludique, tragique et merveilleux se dégagent de leurs propositions. Cette façon de travailler leur permet de manier successivement la tragédie et la comédie avec dextérité. Ils s’étonnent mutuellement comme deux comédiens sur le plateau. L’interprète se trouve au centre de leur préoccupation car ils n’oublient pas leur premier métier d’acteur. Dans un espace dévasté au sol noir et aux murs bleutés, les quatre comédiens d’En attendant Godot déambulent entre un chemin et un arbre calciné. Lucky (interprété par Jean) interpelle la salle et la fait rire aux éclats, tandis que Pozzo (joué en alternance par Marcel Bozonnet et Lorenzo) tyrannise son esclave réduit au silence. Le clown blanc et l’auguste font leur numéro de duettiste. Fargass Assandé et Michel Bohiri (deux célèbres acteurs de Côte d’Ivoire) jouent à la perfection avec la langue beckettienne. Vladimir et Estragon deviennent les exilés contemporains qui se déplacent entre les continents comme des oiseaux migrateurs. Pour Richard III – Loyaulté me lie  Jean incarne le roi sanguinaire dans une baraque de foire avec ses jeux d’adresse, ses ballons, sa musique, ses bonbons, ses explosions, ses feux d’artifice et ses effets lumineux. Richard devient le jouet d’une manipulation tout au long de la pièce puisque tous les autres personnages sont joués par la formidable comédienne Élodie Bordas. Elle se grime en une galerie de personnages (homme et femme, jeune et vieux). Un tour de force ! Une réussite !

Dans cette nouvelle traduction de Roberto Zucco en coréen, vous découvrirez le souci du détail lexical, du rythme, du pouvoir sonore des mots de Koltès. Lorenzo et Jean ont voulu réadapter sans cesse au cours des répétitions ce texte violemment poétique de Koltès pour donner au public les différentes strates de langage du dramaturge français. Avec la qualité technique des comédiens coréens, le texte n’a jamais cessé d’être testé, amélioré, précisé. Ce devoir de traduire a été une des constantes du travail de répétition.

Venir en Corée du Sud est aussi le moyen de prolonger ce travail si plaisant avec une troupe de théâtre déjà initié en France par le duo. Les membres de la troupe de la Compagnie Nationale de Théâtre de Corée rendent possible une osmose plus rapide dans le travail, et une prise de risque plus grande dans les propositions dramaturgiques. Il ne faut pas repartir de zéro pour les comédiens, les pensées communes de la troupe facilitent le travail artisanal de recherche scénique de l’acteur. Il a aussi été simple de jouer avec l’alternance des genres comique et tragique si chère à Koltès qui l’emprunte à William Shakespeare (à l’exemple de la scène du Portier dans Macbeth, et des fossoyeurs dans Hamlet.)

Les comédiens ont construit leurs partitions en appuyant surtout sur le plaisir du jeu. Lorenzo et Jean ont souhaité rejeter tout lien avec une dramaturgie sans humour, ou un quelconque poids morbide.

 

Concernant la scénographie, Lorenzo et Jean sont venus une première fois en juin de l’année dernière à Séoul pour s’inspirer de l’atmosphère si particulière de la ville. Une série de prise de vue photographique de la prison japonaise a ouvert des perspectives spatiales au duo. Dans les années 30, sous l’occupation japonaise, les résistants étaient internés dans cette prison. Sous le regard des gardiens, les prisonniers coréens devaient obligatoirement faire leurs exercices physiques dans un panoptique construit dans la cour afin qu’un surveillant puisse tous les observer en même temps. Lorenzo et Jean ont imaginé que ces séances sous la contrainte pouvaient devenir le lieu d’une chorégraphie pour le training meurtrier de Roberto Zucco qui échappe à la vigilance des gardiens de sa prison au début de la pièce de Koltès pour son évasion. Il s’avère qu’une rapide étude du texte, met en avant la constante de l’élément de la « porte » dans le texte français. Cette ouverture, cette trappe, cette limite, ce mur, ce passage, ce sas, ce trou, cette béance, ce cadre est une lucarne sur le désir et la violence de Zucco. Cette intuition scénographique fait penser à la proposition du russe Vsevolod Meyerhold pour Le Révizor de Nicolas Gogol présenté à Moscou en 1926. Cette contrainte scénographique que l’on trouve souvent dans le théâtre de boulevard français dessine aussi des scènes entre rêve et réalité. Les comédiens se sont beaucoup amusés avec le dispositif des portes démultipliées. La fermeture des portes dessine un espace de transition clos en demi-cercle pour mettre en scène les inter-scènes de la pièce.

L’idée principale d’une déambulation du meurtrier Zucco dans la ville apparaît clairement avec ce dispositif qui fait écho au panoptique carcéral. Zucco passe d’un lieu à un autre pour y rencontrer ses victimes, y commettre ses meurtres. « Le Jour des meurtres dans l’histoire de Roberto Zucco » pour paraphraser le titre d’un autre texte de Koltès.

La scénographie devient sonore lorsque le spectateur entend une voix off (scène XV Zucco au soleil), où les sons (emprunté aux Chants des oiseaux du compositeur ornithologue français Olivier Messiaen) résonnent dans la boîte crânienne de Zucco juste avant de tuer.

 

Depuis sa mise en scène de La Nuit juste avant les forêts (créé en 2001 et repris en 2011), Lorenzo ressent une affinité forte avec les textes de Koltès. Lorsqu’il propose à Jean de monter le dernier texte écrit par Koltès juste avant sa mort, Lorenzo y décèle une synthèse de toutes ses autres pièces de théâtre (La Fuite à cheval très loin dans les villes, Quai ouest, Dans la solitude des champs de coton, Le Retour au désert, Combats de nègres et de chiens, Sallinger, Les Amertumes, L’Héritage, Procès ivre, La Marche) et de sa science du théâtre. Lorenzo et Jean y voient aussi un défi théâtral que même Patrice Chéreau (le metteur en scène et découvreur français de Koltès) n’a jamais relevé.

Mais qui est ce Roberto Zucco ?

Un virus comme nous le suggère Lorenzo et Jean dans leur dernier carnet de bord #4. « Zucco est un virus ! Peut-être l’image miroir de ce virus qui dévora Bernard-Marie Koltès et que celui-ci enferma dans une dernière pièce à la beauté fabuleuse. » Souvent associé à une victime de la société et auteur de faits divers dans la région d’Annecy en France, Lorenzo et Jean préfèrent y voir un héros tragique avec une violence intérieure pure liée à la mort de sa mère. Le corps et l’esprit du héros traversent le vent, le feu, une pluie de cendre : sorte de neige atomique qui ébranle l’espace intérieur de Roberto et le mène inéluctablement au suicide.

En un sens, ce duo d’amitié et de poésie traite du suicide de l’être humain, sorte de déclinaison à l’infini du mythe d’Œdipe.